Jonathan Swift [leçon du groupe A #8]

Publié le par Mr Vandermeulen

 

MODESTE PROPOSITION
pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande
d’être à charge à leurs parents ou à leur pays
et pour les rendre utiles au public
Par

Jonathan Swift

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swift4.jpgJe ne prévois aucune objection possible à ma pro­position, à moins qu’on n’allègue que le chiffre de la population, en sera fort abaissé. Ceci, je l’avoue fran­chement, et c’est même une des principales raisons pour lesquelles je l’ai faite. Je prie le lecteur d’ob­server que mon remède n’est destiné qu’à ce seul et unique royaume d’Irlande, et à aucun autre qui ait jamais existé ou qui puisse, je crois, jamais exister sur la terre. Qu’on ne me parle donc pas d’autres expé­dients : de taxer nos absentées à cinq shillings par livre; de n’acheter ni vêtements, ni meubles qui ne soient de notre cru et de nos fabriques; de rejeter complètement les matières et instruments qui encou­ragent le luxe étranger;   de guérir nos femmes des dépenses qu’elles font par orgueil, par vanité, par oisi­veté et au jeu; d’introduire une veine d’économie, de prudence  et  de  tempérance;   d’apprendre  à  aimer notre pays, ce qui nous manque bien   plus qu’aux Lapons même et aux Topinambous; de cesser nos animosités et nos factions, et de ne plus faire comme les Juifs, qui s’égorgeaient les uns les autres au moment même où on prit leur ville; de prendre un peu plus garde de ne pas vendre notre pays et notre conscience pour rien; d’enseigner aux propriétaires à; avoir au moins un degré de miséricorde pour leurs tenanciers; enfin, de faire entrer un peu d’honnêteté, d’industrie et de savoir-faire dans l’esprit de nos boutiquiers qui, si la résolution pouvait être prise de n’acheter que nos marchandises, s’entendraient immédiatement pour nous tromper et nous rançonner sur le prix, la mesure et la qualité, et n’ont jamais pu encore se décider à faire une honnête proposition de trafic loyal, malgré de fréquentes et vives invitations.

 

C’est pourquoi, je le répète, que personne ne me parle de ces expédients et autres semblables, jusqu’à ce qu’il ait au moins quelque lueur d’espoir qu’on essaiera de tout cœur et sincèrement de les mettre en pratique.

 

Mais, quant à moi, las de voir offrir, depuis maintes années, une foule de futiles et oiseuses visions, je désespérais entièrement du succès, lorsque je suis tombé par bonheur sur cette proposition, qui, outre qu’elle est tout à fait neuve, a quelque chose de solide et de réel, n’entraîne aucune dépense et exige peu de soins, est tout à fait dans nos moyens, et ne nous expose nullement à désobliger l’Angleterre. Car cette sorte de denrée ne supporte pas l’exportation, cette viande étant d’une consistance trop tendre pour rester longtemps dans le sel, quoique peut-être je puisse nommer un pays qui ne demanderait pas mieux que de manger notre nation tout entière sans cet assai­sonnement.

 

Après tout, je ne suis pas tellement coiffé de mon idée que je rejette toute proposition,  faite par des hommes sensés, qui serait jugée aussi innocente et peu coûteuse, aussi facile et efficace. Mais avant qu’on en mette une de cette espèce en concurrence avec la mienne, et qu’on en présente une meilleure, je désire que son auteur, ou ses auteurs, veuillent bien consi­dérer mûrement deux points : premièrement, dans la condition où sont les choses, comment ils seront en état de trouver le vivre et le couvert pour cent mille bouches et dos inutiles; et, deuxièmement, comme il existe dans ce royaume un million de créatures à figure humaine que tous leurs moyens de subsistance mis en commun laisseraient en dette de  deux millions de livres sterling, ajoutant ceux qui sont mendiants de profession à la masse de fermiers, cottagers et journa­liers avec femmes et enfants, qui sont mendiants de fait, j’invite les hommes politiques à qui mon ouver­ture déplaira, et qui auront peut-être la hardiesse de tenter une réponse, à demander d’abord aux parents de ces mortels, si, à l’heure qu’il est, ils ne regarde­raient pas comme un grand bonheur d’avoir été ven­dus pour être mangés à l’âge d’un an, de la façon que je prescris, et d’avoir évité par là toute la série d’infortunes par lesquelles ils ont passé, et l’oppres­sion des propriétaires, et l’impossibilité de payer leur rente sans argent ni commerce, et le manque de moyens les plus ordinaires de subsistance ainsi que d’un toit et d’un habit pour les préserver des intem­péries du temps, et la perspective inévitable de léguer un tel sort, ou des misères encore plus grandes, à leur postérité jusqu’à la consommation des siècles.

 

Je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à poursuivre le succès de cette œuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je puisse me proposer de tirer un sou, le plus jeune ayant neuf ans, et ma femme n’étant plus d’âge à en avoir.

 

 

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Publié dans Leçons du groupe A

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