L’impertinence de la jeunesse
A ma connaissance, une seule bande dessinée a abordé le thème de la condition de l’artiste face à l’incompréhension de l’administration, c’est le formidable travail de Nicolas Mahler, L’Art selon Madame Goldgruber. L’ouvrage n’aborde ce thème que sur quelques pages, mais elles valent néanmoins le détour. Mon petit neveu, David Vandermeulen, auteur de bandes dessinées que vous connaissez tous, a lui aussi été confronté à l’incompréhension de son administration. Lorsqu’il s’est présenté aux bureaux du chômage, quand il fut convoqué pour un questionnaire approfondi, on lui demanda combien d’heures il travaillait par semaine. Embarrassé, mon neveu a d’abord bredouillé, puis, voyant qu’il n’arrivait pas à répondre à la question, a proposé un « ça dépend ». Mais cette réponse ne convenait pas, elle ne rentrait pas dans la case – le cas est connu.
C’est alors que, dans un sursaut de lucidité, mon petit neveu, se sentant perdu pour perdu, avança : « En fait, je travaille tout le temps ».
On lui répondit :
─ Ca, c’est beaucoup trop, Monsieur. Cela fait combien d’heures ?
─ Eh bien, beaucoup. C’est à dire que mon métier est un peu particulier : je suis auteur et, notamment, j’écris ma vie. Ici, donc, en ce moment, je vous parle, mais en même temps je retiens ce que je vous dis, pour que ce dialogue fasse la matière de mon travail. Ainsi, on peut dire que, comme je me présente ici devant vous, je suis en train de travailler…
La jeune personne chargée d’interroger mon petit neveu se redressa et écarquilla les yeux comme par effroi :
─ Ah ! mais on ne peut pas travailler pendant que l’on vient s’enregistrer au bureau de chômage, Monsieur. Vous ne pouvez pas !
─ J’en suis bien désolé, mais je vais vous dire plus grave encore : lorsque je dors, je rêve, et ces rêves, je les retiens. Et le matin, je les recopie au net, je les enjolive, pour qu’ils deviennent un recueil de nouvelles… Il m’arrive de travailler malgré moi, c’est terrible, cela ne me quitte jamais !
Bien entendu, tout cela n’était pas tout à fait vrai, mon petit neveu ne se souvient jamais de ses rêves, sauf de quelques-uns de ses cauchemars, et encore, faut-il que son huissier, Maître Jamart, soit venu importunément le déranger dans la semaine.
Mais la chose n’était pas totalement fausse non plus : David est un très bon élément mais un esprit lent de nature : il passe énormément de temps à lire et à étudier les sujets qu’il décide d’illustrer. Aussi, son jeune interviewer restant un moment coi et ne sachant plus, devant autant de surréalisme administratif, si l’on se moquait de lui ou non, appela son chef.
Après une répétition générale de la scène, celui-ci rassura son jeune collègue, et une main sur son épaule, lui confia :
─ Ah, mais c’est normal, c’est un C1*, ils rentrent jamais dans les cases, ceux-là, laisse couler…
Et voilà les conditions que mon petit neveu apprécia lors de son inscription au chômage. Ah ! s’il avait au moins terminé son cursus, on n’en serait pas là !