Mercier et les voix de mai 68

Comme l’on parlait ces derniers jours de mai 68 et de Louis Sebastien Mercier, je me suis dit qu’il ne serait pas idiot de vous faire lire un nouveau petit extrait du grand Mercier. Dans le 128ème chapitre du second tome de son Tableau de Paris (paru en 12 volumes !), Mercier, en parlant des professeurs d’Université, trouve, dans les années 1780 déjà, d’étranges et surprenantes résonances avec certaines voix qui se firent entendre en 1968.
Extrait :
A force d’enseigner des enfants, ces professeurs ou régents tombent dans l’enfance de la littérature. Accoutumés à régenter, ils croient pouvoir régenter tout le monde. Comme ils ne voient du haut de leur chaire que des visages dans l’extase de l’admiration, ils s’habituent aisément à se croire un tact particulier et un goût infaillible : ils le disent dans leur classe et ont la sottise de le répéter ailleurs. Ils ne peuvent jamais perdre le ton du collège : c’est une rouille ineffaçable.
S’ils écrivent en latin, ils n’ont pas le génie de la langue française, et conséquemment ils la rabaissent, mais il vaudrait mieux l’étudier que de la calomnier. Ils affectent pour les ouvrages de nos grands écrivains un mépris superbe, mais il y a fort à parier qu’ils ne les entendent pas toujours. On ignorerait ce ton pédantesque, s’ils ne s’avisaient pas quelquefois de le hasarder dans les sociétés, et de vouloir juger des hommes dont ils ne seraient pas dignes d’être les disciples.
Les latinistes, exclus du monde littéraire par leur incapacité, leur pédanterie et leurs sots préjugés, devraient se borner à la syntaxe et à la grammaire, leur véritable métier, et se défendre l’analyse du génie.
Ils tourmentent toujours leurs écoliers et s’en font haïr, de sorte que ceux-ci n’ont pour eux ni amitié, ni reconnaissance ; ils ne tardent pas à les mépriser dès qu’ils entrent dans le monde, parce qu’ils découvrent d’eux-mêmes leur insuffisance et leur ineptie.
Le plan des études est toujours horriblement défectueux ; il se borne à la connaissance de quelques mots latins, de sorte qu’il faut, en sortant du collège, se recréer et relire ce qu’on a lu pour en sentir la grâce, la force et la finesse.
Le plus grand nombre a contracté du dégoût pour les sciences et l’étude, par la faute de leurs premiers et sots instituteurs ; et il fallait qu’ils fussent bien haïssables pour rendre les lettres odieuses à des âmes jeunes et sensibles.