Les Majorats littéraires - 3ème partie [leçon du groupe C # 5]

Publié le par Mr Vandermeulen

Chapitre III.
 

Proudhon-Timbre.jpg Est-il vrai, oui ou non, que pour la majorité des lettrés la littérature est un métier, un moyen de fortune, pour ne pas dire un gagne-pain ? Or, il n’y a pas ici de distinction à établir : dès que l’écrivain entre dans la voie du mercantilisme, il la parcourra tout entière. Il se dira que servir la vérité pour elle-même et la publier quand même, c’est se rendre tout le monde hostile ; que son intérêt lui commande de se rattacher à l’une ou à l’autre des puissances du jour, coterie, partie, gouvernement ; qu’avant tout il lui importe de ménager les préjugés, les intérêts, les amours-propres. Il suivra le va-et-vient de l’opinion, les variations de la mode ; il sacrifiera au goût du moment, encensera les idoles en crédit, demandant son salaire à toutes les usurpations, à toutes les hontes.

 

 C’est ainsi que notre littérature s’est engagée dans une dégradation sans fin. Parce qu’elle a méconnu la première loi de l’homme de lettres, qui est le sacrifice, et qu’elle poursuit le profit, elle est devenue, en moins d’un demi-siècle, d’abord une littérature factice, puis une littérature de scandale, enfin une littérature de servilité. Combien sont-ils ceux qui croient que les lettres, en quelque genre que ce soit, ont surtout pour mission de défendre le droit, les mœurs, la liberté ; que le génie même n’existe qu’à la condition de les défendre ? Jamais, en présence d’événements aussi pleins de leçons, la poésie et la prose, d’ailleurs parfaitement travaillées, parurent-elles plus vides ? Quand la littérature devrait s’élever, suivre la marche ascensionnelle des choses, elle dégringole. À genoux devant le veau d’or, l’homme de lettres n’a qu’un souci, c’est de faire valoir au mieux de ses intérêts son capital littéraire, en composant avec les puissances de qui il croit dépendre, en se mutilant ou travestissant volontairement. Il oublie que de telles concessions faussent la conscience, tuent le génie, et que l’homme de lettres est ravalé ainsi à la condition du mercenaire, peu importe à qui il a vendu sa conscience, s’il s’est livré à un trafiquant de scandale, ou s’il a fait un pacte avec le démon.

 

 Mais, disent-ils, c’est justement afin de relever le caractère de l’homme de lettres, de lui assurer l’honorabilité et l’indépendance, que l’on demande l’institution d’une propriété littéraire... Mensonge ! Il est prouvé que la création d’une semblable propriété, contraire aux principes de l’économie sociale, contraire au droit civil et politique, implique dans ses termes la confusion des choses vénales par nature avec celles qui ne le sont pas, et conséquemment la corruption de la littérature. Et puis, est-ce pour les auteurs eux-mêmes qu’on la demande, cette propriété, ou pour les héritiers ? Quand l’écrivain se révèle, il ne possède rien ; c’est à lui de faire son nid, sans subvention m encouragement. Souvent même, c’est contre la pensée de ses contemporains qu’il doit diriger l’effort de son génie, quitte à ne trouver sa récompense que dans le tombeau. Ce sont donc les héritiers des auteurs qu’on a en vue ; ce sont des majorats d’une nouvelle espèce une aristocratie de l’intelligence qu’on veut établir, tout un système de corruption et de servitude organisé sous le nom de propriété !

 

 On raconte que le consul Mummius, au sac de Corinthe, disait à l’entrepreneur chargé du transport des statues : Si tu les brises, tu les remplaceras ! En 145 av. J.-C., les Romains n’en étaient pas encore a distinguer les beaux arts des métiers : nous, au rebours, nous sommes revenus à les confondre. N’est-ce pas ce que nous faisons, en vente, quand nous créons des maîtrises ès-arts et ès-lettres, non plus dans le sens que les artistes donnent au nom de maître, mais dans le sens que lui donnait l’ancienne féodalité ? Et que de gens, même parmi les lettrés, se flattent, in petto, que le génie ne manquerait pas s’il était grassement payé, et qu’un chef-d’œuvre se peut fabriquer sur commande, comme une maison ou un carrosse ! c’est la consolation de la médiocrité de penser que les arts déclinent, parce qu’il y a pas pour les artistes d’encouragement.

 

 On dit que lord Palmerston, s’entendant reprocher que son gouvernement ne faisait rien pour les artistes, s’écria : Ne sommes-nous donc plus Anglais ? Il voulait dire que ces sortes de choses regardent le public, non le gouvernement. Notre dilettantisme en est là : il n’est ni anglais ni français, et ne connaît plus rien aux lettres et aux arts. Nous croyons qu’une nation produit des chefs-d’œuvre quand elle est assez riche pour les payer, que Paris rebâti au prix de douze milliards sera le miracle de l’architecture, et que les lettres seront prospères quand les lettrés auront des rentes.

 
Dernière partie demain.

Publié dans Leçons du groupe C

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M
Merci Léopold, je vous mets déjà + 2.
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L
Cher professeur,<br /> <br /> Vous me redonnez le goût des modernes. Moi qui ne voyait plus l'intérèt artistique au delà de moyen-age et la saveur des lettres par delà l'antique. Enfin des mots aveuglants de vrai et d'aplomb.
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